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Dans le Valais, tant va la cruche de Dôle qu’à la fin elle se classe

par Olivier Bertrand
publié le 28 mars 2013 à 19h16

Cela faisait quelques jours que je me baladais dans le Valais suisse et j’avais rendez-vous ce matin-là chez Didier Joris, vigneron très réputé. M’étant perdu, j’étais arrivé en retard ; il était maussade, m’a proposé d’aller visiter les vignes avec son associé, car lui n’avait plus le temps. Cela commençait mal.

Je suis parti avec Philippe. Un type tout en os. «Viens, on va d'abord aller voir les vignes du haut.» Il avait des chaussures de marche et des mollets noueux. Nous avons grimpé jusqu'aux terrasses qui surplombent la vallée. Le Valais m'étonnait. Un microclimat presque méditerranéen au milieu des montagnes. Des terrasses d'altitude, des nuits fraîches et des journées chaudes au printemps, des lézards, des grillons, et puis le fleuve en bas. Une côte rôtie suisse. Le sol était abrupt, caillouteux. Philippe parlait en amoureux de la terre. Il avait de faux airs de Jacques Brel et un ton amical, mais il me semblait ailleurs. Un peu comme un ex-héroïnomane, revenu de tout et de très loin.

Nous sommes redescendus et il m’a proposé de déjeuner au village. Nous nous sommes installés sous la tonnelle d’un restaurant charmant, la serveuse nous a apporté une petite cruche de vin. De la Dôle, une appellation du Valais, mélange de gamay et de pinot noir. Celui-là était un peu âpre. Et Philippe m’a raconté sa vie. Il avait quitté tôt le village, travaillé pour la Croix-Rouge, dirigé le comité international au Rwanda pendant le génocide, et restait marqué par ce sentiment d’impuissance, d’abandon. Cette impression d’avoir été réduit à une comptabilité morbide, vertigineuse, au milieu de scènes qu’il n’a jamais pu dépasser. Parti en Amérique du Sud avec ses fantômes, il s’est reconstruit, a rencontré sa femme, fait un enfant. Puis quitté la Croix-Rouge. Il avait pris depuis un moment des parts au village, dans le domaine de Didier Joris, pour préparer sa reconversion. Le travail de la terre lui a permis de s’apaiser.

Après manger, dans les vignes plantées sur la rive alluvionnaire du Rhône, Philippe racontait comment les blaireaux, avant, venaient ici dévorer le raisin. Une vraie calamité. Un soir, dans un café, un vieux lui a expliqué comment faire. Il est allé chez le boucher, a commandé de la viande dépassée, l’a laissée pourrir dans un sac, avant d’aller l’enterrer dans les vignes. Cela attire le renard que redoute le blaireau. Le lendemain, la viande n’était plus là. Il a recommencé plusieurs fois, enterrant chaque soir sa charogne. Au bout de quelques semaines, les blaireaux avaient fui.

Au chai, Didier Joris s’était adouci. On a goûté les vins. Quelques cuvées délicieuses, des syrahs très profondes. Mais il me reste surtout le souvenir de cette cruche de vin.

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